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Histoire de Bulles – Jean-Blaise Djian

Histoire de Bulles - Jean-Blaise Djian

 

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Sophie Lucet, la voie de l’écriture

18 mai 2009.

(c) J.-M. Guillaud

Sophie Lucet publie Traverser  l’oubli, au Seuil. L’histoire vraie d’un Africain amnésique oublié dans un hôpital psychiatrique, une enquête et un roman qui interrogent le langage et le monde. Un faisceau de coïncidences et de rencontres que seule l’écriture littéraire pouvait accueillir. Quelques pas de plus sur le chemin que Sophie Lucet s’est choisi. À moins que ce ne soit l’écriture qui ait choisi cette femme à l’écoute de ses pairs.
 

Écouter comme on franchit un seuil, comme on ouvre une porte. Écrire comme on tisse du lien. De la vie au livre, cela pourrait être le chemin de Sophie Lucet, celui qu’elle ne se lasse pas d’emprunter, d’arpenter. « Je veux écrire du dehors ». Écrire du dehors sur nos enfermements. Ceux bien réels de la prison, de l’hôpital psychiatrique ; ceux invisibles de l’amnésie, du mutisme ; celui symbolique du tabou… Mais enfermés, ne le sommes-nous pas tous ? Dans nos préjugés, nos visions du monde circonstanciées, étriquées, ce que nous croyons savoir, comprendre ? Poussin de haie, Parloir avec toi, Traverser l’oubli, « romans vrais », tissent l’œuvre d’une chroniqueuse du vivant, du réel, qui passe outre nos cloisonnements de briques et de pensées. D’une tisserande, une alchimiste. « Qu’est-ce alors qu’écrire si l’on écoute au lieu d’inventer ? Mais c’est pourtant par l’alchimie de la rencontre que l’écriture devient un acte : le sentiment de l’autre s’invente, comme si la pensée naissait aussi d’un choix, de la combinatoire hasardeuse unissant deux destins que rien n’aurait naturellement réunis, de la collusion aventureuse de plusieurs mondes. […] Écrire est […] plutôt attraper au vol un peu de ce temps qui nous relie, qui que nous soyons, quels que soient nos types d’enfermement. Qui relie les humains. » (Parloir avec toi, Max Milo) Car pour écrire, Sophie Lucet a besoin que « quelque chose arrive, [lui] arrive à [elle] ». « Fondamentalement, je n’ai pas envie d’écrire dans mon bureau. Mais dehors, en lien avec la vie. C’est une expérience très physique. Si je me mets dans un flux, en étant ouverte, sans vouloir savoir ce qui va arriver, sans vouloir contrôler, et bien c’est là qu’il m’arrive quelque chose. Car oui j’ai l’impression que des histoires m’arrivent. » Mais ce n’est pas tout de rencontrer l’autre, il faut savoir aussi l’écouter… « Personnellement, ça me fascine ce que les gens racontent. C’est nous qui fabriquons l’écoute. Écouter les gens, c’est leur donner de l’importance. » Comme ces paroles de femmes incarcérées recueillies et réécrites pour Parloir avec toi (« On verra bien si elle peut en faire de la poésie de nos conneries ! »), comme ces histoires de famille à l’origine de Poussin de Haie (« J’ai appris qu’écrire c’est d’abord écouter. »), l’histoire de Thomas, le Malien amnésique, relatée dans Traverser l’oubli est vraie. « Là encore ce fut une rencontre. Ce n’est pas très romanesque mais je regardais une émission télévisée sur l’amnésie ! Suite à cette émission, j’ai appelé le procureur interviewé qui m’a mise en relation avec l’aide soignante d’un amnésique ; Geneviève. Je l’ai appelée, rencontrée. Au bout de trente minutes, elle me disait qu’elle faisait de la plongée sous-marine, qu’elle était africaine par sa grand-mère, initiée en Afrique et chez les aborigènes. C’était un personnage de roman à elle toute seule !  Elle m’a alors parlé d’un de ses patients, un Africain amnésique. Elle disait qu’elle plongeait pour travailler sur sa propre mémoire. “Aller au fond, c’est fouiller sa mémoire. Il faut aller voir chaque peur en face. J’irai avec toi au Mali, voir Fernand“. Une ouverture fait l’écriture. En tous cas, j’avais envie de le vivre ainsi. » Ainsi débute le roman, ainsi débuta le cheminement de Sophie Lucet vers son personnage, un Africain amnésique, muet, interné pendant plus de trente ans dans un hôpital psychiatrique français puis inhumé dans son village natal au Mali. Car « dans la vraie vie », Thomas/Fernand était mort depuis longtemps…

Construit comme une enquête où les récits et les voix s’enchâssent comme des boîtes gigognes et se croisent tels des écheveaux, Traverser l’oubli est un roman sur l’amnésie, l’enfermement et aussi l’immigration. Une enquête et une quête à la fois. Le récit de la narratrice contient celui de Lucie Ravalet, avatar romanesque de Geneviève (et de Sophie Lucet ?) qui lui-même relate le parcours de Thomas Coulibaly/Fernand. Mais il croise aussi les histoires d’autres amnésiques, Gervaise, cette femme souffrant d’ictus amnésiques temporaires ; celle, célèbre, d’Anthelme Mangin, ce soldat inconnu retrouvé errant au lendemain de la guerre 14-18… D’autres lectures aussi, celle du « docteur ». En réalité, Édouard Zarifian, alors professeur de psychiatrie et de psychologie médicale à l’Université de Caen (décédé en 2007, NDLR). « Je l’avais rencontré dans un salon du livre et lui avais fait part de mon souhait de travailler sur la mémoire. Régulièrement, nous parlions du livre. Il a permis que j’aie une clé pour rencontrer des amnésiques au Bon Sauveur à Caen », se remémore Sophie Lucet aujourd’hui. Le récit laisse aussi la place et la parole à David, personnage énigmatique au discours poétique ; en réalité, un archéologue avec lequel Sophie Lucet échangeait régulièrement aussi. Il dit, elle écrit : « On ne veut pas reconnaître celui qui vient du passé car il faudrait alors aussi accepter sa mort et la nôtre, perdre l’espoir de rester toujours quelqu’un. Tu vois, la terre est une matière à penser, une rêveuse matière… » Puis à ces voix extérieures, s’ajoute celle du frère de Thomas/Fernand, docteur en philosophie du langage. (Ironie du sort : Thomas, le muet, le mutique, a pour frère un éminent universitaire spécialisé en philosophie du langage…). Pour le « rencontrer », Sophie Lucet  est allée jusqu’au Mali, retrouver ceux qui avaient connu Thomas avant son départ pour la France. « On a recréé le personnage. » Le personnage de Fernand/Thomas Coulibaly est le fil conducteur de ce roman-enquête, le point commun, « un embrayeur de paroles ». Et de ces paroles empruntées au vivant, Sophie Lucet fait œuvre de fiction. « Mettre en relation des réalités différentes, c’est déjà de la fiction. Créer un chemin entre l’univers du Bon Sauveur, celui de l’Afrique, aussi. La fiction c’est pour moi la mise en lien de différents niveaux de réalité. C’est une enquête. Une forme qui m’intéresse de plus en plus. La littérature c’est une forme d’enquête, sur des motifs profonds. Si chaque vie est un récit, que quelque chose s’écrit, et qu’on est en phase avec ça, alors un morceau de récit entre en coïncidence avec un autreSi toute vie est un gâchis, parce qu’un chemin se fait toujours au détriment des autres, si toute vie est une nécessité, parce qu’on ne choisit jamais un chemin par hasard, alors il y a à dire sur l’existence de tous ces possibles. » Et la littérature devient ce champ des possibles. Ce chant des possibles.

Dialogues pour Parloir avec toi, récit à la première personne pour Poussin de haie et Traverser l’oubli : nouée au fil de l’écoute, l’écriture de Sophie Lucet est toujours une mise en voix. Presqu’une sublimation de la parole qui peut alors effondrer les murs et les silences. « L’écriture, comme le rêve, est toujours un lâcher. » Au déplacement physique de l’écrivain qui est allée « dehors » chercher, recueillir la parole de l’Autre, au déplacement poétique du langage, seule fenêtre offerte à l’enfermé, répond celui de l’écriture.  « Le travail littéraire et le travail sur l’enferment ont à voir ensemble. Ce n’est pas seulement la douleur, ce serait trop facile. Mais la possibilité d’évasion est la même : par le langage, on peut sortir des lieux d’enfermement. Ce médecin chef au Bon Sauveur a compris que la folie est un problème de langage et que quelqu’un qui pratique la littérature peut comprendre la folie. On pourrait penser que l’enfermement est un rétrécissement. Or ce que j’entends d’eux c’est l’inverse. Je trouve ces paroles éminemment poétiques, pas assez entendues. J’ai le sentiment étrange que le déplacement poétique est la même chose que le déplacement physique. Eux-mêmes les enfermés souffrent de ne pas être entendus. Moi j’en redemande. Peut-être que je trouve que le monde est trop étroit. Peut-être qu’on vit tous des enfermements, chacun avec sa croix ? Voyager dans, avec les mots des gens, voyager grâce à ces mots, c’est essentiel. »

Traverser l’oubli regarde aussi cette société, fière et sûre d’elle, tout à fait capable d’ignorer un être humain. Et si Thomas Coulibaly était devenu muet, amnésique, uniquement parce qu’on avait uniquement oublié de lui demander s’il pouvait dire son nom ? Et si écrire c’était, enfin, donner la parole aux enfermés, pour qu’ils nous apprennent un peu plus le monde ? « Quand nous regardons une œuvre d’art, il nous faut les codes pour comprendre. Mais il y a aussi, ensuite, l’évidence. Quand j’écoute l’œuvre d’art en eux -si on intériorise leurs propres codes-, j’entre dans une logique poétique, une lecture du monde. La peur collective fait qu’on se choisit des petits univers, des terrains de jeux. On a toujours une vision du monde circonstanciée. On a tous une façon d’encoder le réel. Et là on n’est pas plus malin que les malades mentaux ! Alors, si je veux lutter contre l’enfermement, c’est celui-là. On est tous des enfermés, des encodeurs. Par exemple, je me méfie des paroles adultes. Les gens qui croient qu’ils comprennent le monde me font foutrement peur ! En multipliant la lecture de ces encodages, j’ai l’impression d’avoir une lecture plus grande du monde.»

Mais celle qui écoute les autres parler dit bien peu de choses d’elle. Ou peut-être devons-nous lire entre les lignes. Entre les livres.  « J’ai l’impression d’incorporer l’autre. D’être à la fois le fil et l’autre.  La fiction, c”est peut-être accepter de n’être personne. Pour écrire peut-être faut-il n’être personne au bout du compte ? Il faut oublier, désapprendre pour ne pas rester coincé dans nos références, le trop de références. »  À nouveau disponible, « à l’affût des coïncidences », à l’écoute pour saisir un petit bout du monde, Sophie Lucet attend qu’une nouvelle histoire lui arrive. « Que la vie continue en  m’offrant des trucs pareils ! » Surgira alors un nouveau « roman vrai » où, peut-être, la place du narrateur sera encore plus grande. « Peut-être pour oser. Oui pour oser. »

Nathalie Colleville

Bibliographie non exhaustive :
Traverser l’oubli, (Seuil, 2009)
Parloir avec toi, (Max Milo, 2006)
Poussin de haie, (Albin Michel, 2002)
Sophie Lucet a également publié plusieurs livres photographiques chez L’Inventaire avec Jean-Michel Guillaud.

 

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